Cher journal,

Aujourd'hui, ma maman et mon frère sont morts.

Le directeur de l'école est venue me chercher alors que j'étais avec la maîtresse en train de faire des maths. Au début, j'étais contente, parce que je n'aime pas les maths, alors c'était cool que je puisse sortir de la classe. Il m'a emmenée jusque dans son bureau, et j'ai vu mon papa. Il était là, et il faisait la tête. Je lui ai sauté dans les bras, parce que j'étais content de le revoir. Papa, je ne le vois pas beaucoup, parce qu'il travaille et qu'il rentre tard. Et en plus, comme j'ai dormi chez Chloe hier, je ne l'avais pas vu depuis au moins hier matin. Il m'a serrée contre lui, très fort. Et ensuite, il m'a dit de m'asseoir sur la chaise à côté de lui, parce qu'il avait quelque chose à me dire. Je lui ai obéi, parce qu'il avait son ton de quand il est sérieux et qu'il va me gronder. Mais il m'a pas grondée. Quand je l'ai regardé en attendant qu'il me gronde, papa s'est mis à pleurer. J'ai jamais vu papa pleurer. Ça m'a fait tout bizarre. Même quand Sam est né, il a pas pleuré.

Il a pris ma tête entre ses deux mains, et il m'a demandé d'être forte. Je ne savais pas pourquoi, alors je lui ai dit que j'étais la forte de toute l'école. Il a souri et moi, j'étais contente de le faire sourire alors qu'il pleurait. Et après, il m'a dit « Mon ange, tu ne vas pas revoir ta maman et ton petit frère... » et comme je comprenais pas, je lui ai demandé pourquoi. « Parce qu'ils ne sont plus là, mon ange. Ils sont partis. » J'ai commencé à paniquer. Partis où ? Pourquoi ils nous avaient laissés ? Et après, j'ai compris. En fait, papa faisait juste attention aux mots qu'il utilisait. Mais j'ai dix ans, et je suis loin d'être bête. Je sais qu'ils sont morts ! Sinon pourquoi aurait pleuré, dans le bureau du directeur ? Alors j'ai commencé à pleurer moi aussi, et papa m'a serrée encore plus fort.

Mais papa est devenu bizarre. Quand on est rentrés à la maison, tous les deux, une fois que mes affaires étaient de nouveau dans mon cartable, papa m'a accompagnée jusqu'à ma chambre pour que je me repose et ensuite je l'ai entendu crier. Il m'a fait peur, alors je suis ressortie de ma chambre pour aller le voir. Il était par terre, et il pleurait encore. Ça me rend très triste de voir mon papa pleurer.

J'espère que tout ira mieux très vite. Je sais que ça va être dur, mais maman et Samuel doivent nous regarder, de là où ils sont. C'est ce que le directeur de l'école m'a dit en partant. En attendant que ça aille mieux, papa m'a dit que je ne retournerais pas à l'école pour l'instant, et que peut-être que je verrais des policiers à la maison. Je ne sais pas pourquoi, mais je crois que ça a un rapport avec la mort de maman et de mon frère. Papa a dit qu'il m'expliquerait plus tard..



Le journal intime de ma fille, Lola. Qui aurait cru qu'une petite fille de dix ans serait aussi vive d'esprit et aussi habile avec les mots pour parler de ce sujet ? Pas moi. J'avais été maladroit avec elle pour lui annoncer ça. Je ne savais pas comment m'y prendre, je ne savais pas comment faire, et c'était bien normal. Je n'aurais jamais voulu imaginer lui apprendre une chose pareille, même dans mes pires cauchemars. Elle avait dix ans. Maintenant, elle en a seize. Et nous vivons tous les deux depuis six ans, seuls.

Tout s'est passé très – trop – vite. Comme je l'avais dit aux inspecteurs en charge du dossier, j'étais à la banque, il était tard. Je faisais des heures supplémentaires pour pouvoir nous obtenir de belles vacances à l'autre bout du pays, à Sydney. Penelope et Samuel étaient à la maison, et Lola chez sa meilleure amie, Chloe. Quand je suis rentré, vers minuit, j'ai trouvé la porte d'entrée forcée et quand je me suis précipité dans les chambres, j'ai découvert l'horreur. Du sang sur les murs, le sol, parfois même au plafond, et un bazar innommable. Comme si on s'était débattu. J'ai vite compris ce qu'il s'était passé, avant même de voir les corps. Avec le peu de sang-froid qu'il me restait, j'ai appelé les secours, avant de m'effondrer dans la chambre de Samuel. Évidemment, c'était trop tard pour sauver qui que ce soit, mais au moins j'avais de l'aide.


J'ai toujours voulu déménager d'Adelaide le plus vite possible, après ce drame. S'il n'y avait eu que moi, j'aurais pu partir même pas un mois après. Je ne voulais pas rester dans la ville qui avait tué ma femme et mon fils. Je savais que ce serait douloureux pour Lola. Elle avait ses copines ici, son école ici, et elle aimait bien la ville. Mais c'était aussi trop douloureux pour moi de rester. Cependant, mon désir de m'enfuir de cette ville et de cette région remplie de souvenirs ne put être satisfait avant cinq ans. A chaque fois que je trouvais un moyen de tout quitter et d'emmener ma fille avec moi, il y avait un empêchement. La première fois, les enquêteurs me demandèrent de rester dans le secteur, pour l'avancement de l'enquête. Enquête qui ne mena absolument nulle part. Ils ne retrouvèrent jamais l'assassin de ma famille, le meurtrier qui avait pris deux des amours de ma vie. La deuxième fois, je dus renoncer à partir parce que la banque dans laquelle j'avais retrouvé un emploi, à Sydney, avait finalement fermé. Retour à la case départ. La troisième fois fut la bonne, mais entre temps, beaucoup de choses avaient changé. Déjà Lola avait quinze ans, et non plus dix ans. Elle n'était plus la petite fille à son papa, et même si elle était toujours aussi proche de moi, elle désapprouvait mon choix de quitter Adelaide. Elle prétendait avoir sa vie, ses racines ici et ne pas vouloir partir. En réalité, je compris plus tard qu'elle m'en voudrait toute sa vie, parce qu'elle avait un petit-ami là-bas et que partir signifiait rompre.

L'affaire du meurtre de ma femme et de mon fils fut classée, et non-résolue. Cinq ans de ma vie partis en fumée, tout ça pour rien, au final. J'avais tout perdu. J'avais perdu la femme de ma vie, mon fils, qui aurait dû avoir dix ans, et aussi mon boulot, puisque j'avais dû accepter, à contrecœur, un poste moins gradé que celui que j'avais avant et moins bien payé aussi. Au fond, je nourrissais de faux espoirs, mais des espoirs qui me maintenaient en vie. J'espérais pouvoir un jour attraper par moi-même le connard qui avait fait ça. D'un cambriolage banal, ce type avait cru pouvoir s'échapper sans faire de bruit et en volant le maximum de choses. Les enquêteurs m'avaient dit qu'il avait dû entendre ma femme ou mon fils parler, ou crier, et que ça l'avait poussé à les tuer. Mais il n'avait laissé aucune marque, aucune trace, rien du tout. L'enquête était bloquée. Et ils avaient fini par abandonner. Moi je n'étais pas comme ça. Je n'étais peut-être qu'un simple petit banquier, réduit à être un employé de guichet, mais je n'allais pas abandonner ma famille. Sans en parler à Lola, j'avais décidé de chercher par moi, de réunir des preuves, des témoignages, des idées... je voulais retrouver le meurtrier. Et mes pas m'avaient guidé jusqu'à Walnet Groove. Non, le meurtrier ne se trouvait certainement pas entre ces murs, mais je n'en étais pas loin. Jusqu'à ce qu'il bouge de nouveau. En attendant, il fallait bien que Lola finisse ses études, et puis, je n'étais pas aussi riche que je l'aurais souhaité pour entreprendre un travail pareil. Sans l'aide de personne, c'était beaucoup plus difficile qu'on ne l'aurait cru.

Je fais en sorte d'aller bien, pour Lola, pour qu'elle ait une vie presque normale et équilibrée. Au fond, je suis très mal, évidemment. Tant que je n'aurais pas mis la main sur l'enfoiré qui a fait cela, je ne pourrais jamais dormir normalement, ou même simplement vivre normalement. Je suis antidépresseurs onze mois sur douze et j'essaye de mener une vie normale pour compenser ma détresse. Je fais semblant. J'essaye d'imaginer qu'ils sont encore là.
Mais ce n'est plus le cas. Ce ne sera jamais plus le cas...